Depuis la fin du 18e siècle, l’islam fait l’objet de tentatives de réforme ayant pu puiser dans la pensée européenne et dans une volonté de progrès qui est foncièrement athée. Et si, au-delà du langage théologique emprunté, ce réformisme musulman était tout simplement manœuvré par cette pensée moderniste européenne… C’est la thèse de l’auteur, pour laquelle il accumule une documentation variée. Mais selon une approche qui nous oblige à formuler des remarques de principe.
Il est de ces livres qui, au-delà de leur contenu, vous poussent à vous interroger sur le rôle que joue le monde de l’édition dans la vie intellectuelle : va-t-il dans le sens d’une véritable intelligence de l’histoire, avec ce que cela suppose de prudence, ou va-t-il dans le sens du renforcement de ce qu’on pourrait appeler les « certitudes indigentes » ? Entendons-nous : il est bon que, dans un pays comme le nôtre, toutes les hypothèses s’expriment. Et pas seulement à travers des réflexions lancées de-ci de-là sur les réseaux sociaux. Il faut aussi des livres, c’est-à-dire des discours élaborés, documentés, argumentés et soutenus au fil de nombreuses pages, de chapitres entiers. En particulier au sujet de ce qui agite nos esprits, tous autant que nous sommes, concernant ce qui tire – ou pas – les ficelles dans le grand théâtre du monde d’aujourd’hui.
Les éditeurs, en ce sens, se doivent de servir de relais afin que s’affirme, de la façon la plus large, la diversité qui existe en matière de compréhension des choses et de tentatives d’éclairage. S’ils s’érigeaient en censeurs, s’ils se faisaient les agents – conscients ou non – de quelque pensée unique, on peut dire qu’ils failliraient à leur mission.
Cela étant dit, il y a peut-être un glissement fâcheux qu’on ne saurait passer sous silence, lorsque l’éditeur s’engage lui-même aux côtés de l’auteur, pour appuyer ses positions et, d’autre part, lorsque ces positions en question ne sont pas de nature à favoriser le débat, mais plutôt à favoriser le triomphe d’une hypothèse par des moyens qui relèvent davantage de la rhétorique – plus ou moins guerrière – que de la dialectique et de ses ressources critiques.
Là, notre rôle citoyen à nous est de rappeler le caractère ouvert que doit garder le débat sur toute question, et de repousser toute velléité de domination intellectuelle.
Ce préambule nous a paru d’autant plus nécessaire que, s’agissant du livre à présenter – l’Islam politique -, il s’agit d’un texte par bien des aspects séduisant. Au niveau de la forme, il est globalement indemne de ces défauts de langue dont beaucoup de nos publications se trouvent chargées quand il s’agit d’ouvrages en français.
Au niveau du fond, on y trouve une certaine unité dans le propos : pas d’éparpillement dans des considérations dont le lecteur aurait à reconstituer le lien. Au contraire, tout se tient dans une trame qui n’admet pas de vide. Au point d’ailleurs qu’on y éprouve assez vite un… manque de respiration.
Francs-maçons et Juifs faussement convertis
C’est là que ce qui se présente au premier abord comme un point fort se révèle comme étant le signe d’un caractère problématique. Car nous sommes en présence d’un texte où le lecteur est forcé à aller dans une direction particulière. Ou, autrement dit, il lui est interdit d’envisager de penser autrement que ne pense l’auteur. Sous peine de subir la violence implicite de son verbe.
Ce qui fait la « force » du texte, au-delà de sa qualité intrinsèque, c’est donc le fait qu’il développe un style doctrinaire. Les références qu’il mobilise, et qui lui confèrent les attributs d’un travail d’historien concernant les mouvements islamistes modernes, sont assujetties à une logique militante et sectaire qui s’accommode parfaitement des affirmations péremptoires, donnant au ton d’ensemble quelque chose d’agressif et de prétentieux.
Tout se trouve biaisé : on multiplie les témoignages, en allant les chercher s’il le faut dans les archives déclassifiées de la CIA, mais sans jamais laisser jouer le jeu de la contradiction. Y compris pour avancer des vérités difficiles à accepter.
Le droit du lecteur à être convaincu par de vrais arguments est continuellement bafoué. On lui propose, à la place, de se contenter de ce que dit tel journaliste anglais ou américain qui a commis un article sur le sujet. Quand on ne l’invite pas à croire sur parole.
L’idée du livre, en quelques mots, est que les mouvements réformistes musulmans qui ont vu le jour à partir de la fin du 18e siècle – dont le wahhabisme et les Frères musulmans sont les deux branches principales – sont des mouvements dont la naissance a été inspirée par des organisations occidentales hostiles à l’islam. En gros, les Francs-Maçons mêlés de Juifs faussement convertis, dont le but était de détruire l’islam de l’intérieur. Et que cette alliance diabolique s’est poursuivie jusqu’à l’arrivée du Printemps arabe, lequel Printemps n’en serait que l’enfant adultérin et monstrueux, pour ainsi dire.
Un exemple qui illustre cette continuité : Hassan el-Banna, le fondateur de la Confrérie des Frères musulmans, tiendrait son nom – Al-Banna – de la « maçonnerie ». Ce serait donc un nom d’emprunt. Quant à son vrai nom, ce serait « al-Saati », qui veut dire horloger : métier réservé aux Juifs ! Ainsi il réunirait en sa personne les deux têtes de la bête… Comment le sait-on ? C’est l’écrivain Abbas Mahmoud el-Akkad qui le dit ! Voilà !
Au service de cette hypothèse, l’auteur va rassembler tous les éléments dont il dispose, laissant de côté tous les autres, et il va également accoler à ces éléments une interprétation qui va dans le sens voulu par lui, à l’exclusion de toute autre interprétation. Sans autre forme de procès.
Telle est la démarche qui, à notre sens, correspond dans le monde des idées à une certaine violence et à une attitude sectaire : attitude dont l’auteur ne devrait pas se croire exempté du seul fait qu’il poursuit l’islam politique de cette même accusation de sectarisme. Car on peut être soi-même sectaire tout en traitant autrui de sectaires ! Parfois, on l’est même d’autant plus qu’on se croit à l’abri du reproche de l’être.
Argument de raison et argument de vente
A vrai dire, on comprend pourquoi cette hypothèse s’affirme en usant de pareille dose de violence qui la fait ressembler par moment à de la propagande. Sans doute, par méconnaissance des bonnes pratiques en matière de dialectique, voire par une certaine disposition à n’entendre dans ce que dit l’autre que ce que l’on veut entendre, quitte parfois à lui faire dire ce qu’il ne dit pas – on en a d’ailleurs une illustration lorsque l’auteur fait le commentaire d’un texte du Marocain Filali-Ansary, en lui prêtant une pensée dont ce dernier cherchait justement à se démarquer (p85). Mais, davantage que cela, parce qu’il s’agit de couvrir par un redoublement d’attaques ce qu’il y a de faible dans la position qu’on défend.
Ce qu’il y a de faible, c’est la chose suivante. Premièrement, s’il est bien vrai que le wahhabisme et les Frères musulmans constituent des mouvements qui ont donné la preuve de leur échec à apporter les réponses dont les sociétés arabo-musulmanes ont réellement besoin, cela ne signifie pas que tout projet de réformer l’islam relève nécessairement de l’hérésie ou d’une volonté de détruire cette religion. Ni que le salut réside dans une attitude de repli sur le modèle traditionnel tel qu’il a existé pendant des siècles.
Ce conservatisme qui rejette le principe même de toute réforme, et qui placerait les sociétés musulmanes en porte-à-faux par rapport aux grandes transformations que vit le monde d’aujourd’hui, est à sa façon un radicalisme qui ne dit pas son nom.
Deuxièmement, si le réformisme musulman est essentiellement le fait d’une volonté de nuire à l’islam qui a ses racines en Occident, il faudrait expliquer quel est l’intérêt d’une politique pareille. S’il s’agit d’un crime, quel en est le mobile plausible, au-delà de tout délire de persécution d’inspiration théologique.
D’autant que, d’après le livre, le phénomène remonterait à une période qui précède la découverte des champs pétrolifères dans la péninsule arabique. Il est certain qu’il existe chez beaucoup d’entre nous une propension à penser que le monde ne trouve rien de plus intéressant à faire que de se liguer contre nous, que cela flatte notre amour-propre tout en caressant une tendance à s’ériger en victime, et que l’éditeur lui-même peut y voir un argument de vente… mais justement, cet argument n’est que de vente : il n’est pas de raison et, par conséquent, laisse en suspens les causes raisonnables du complot présumé.
Plus les présupposés du livre sont difficiles à défendre, plus on éprouve le besoin de faire diversion en usant d’attaques violentes, où il est question de traitres, d’hérétiques, d’athéistes, de terroristes… Or cela, nous pouvons l’accepter quand nous sommes sur le terrain de la politique et de ses joutes : beaucoup moins dans un livre qui prétend par ailleurs nous éclairer sur la vérité de l’histoire.
Il y a là un mélange des genres, qui s’ajoute à celui qu’on a relevé au sujet de la relation entre l’auteur et l’éditeur – qui, soit dit en passant, signe pour l’ouvrage une préface dithyrambique.
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L’islam politique, Youssef Hindi, KA Editions, 2021, 139pages, 15d